LE PLAN HYDROLOGIQUE NATIONAL ESPAGNOL

 

  • "LES INSURGES DU DELTA"

    ARTICLE DE LUC LE CHATELIER PARU DANS TELERAMA
    (N° 2741 semaine du 27 juillet au 2 août 2002)
 

PHN : LES INSURGES DU DELTA

Lundi 17 juin 2002, Moro del Ebro, sud de la Catalogne.
À l'ombre des ruelles de cette bourgade recroquevillée sous un soleil de plomb, des petits groupes d'hommes et de femmes se hâtent vers le théâtre municipal. Signe distinctif : ils portent tous un tee-shirt bleu azur avec sur la poitrine l'inscription " Trasvase, no ! " (Non au transvasement) illustrée d'un dessin, un gros tuyau avec un nœud. Prévenus au dernier moment de la visite impromptue de Jordi Pujol, le président de la région, quelques membres de "la Plate-forme pour la défense de l'Ebre" viennent réitérer leur opposition au Plan Hydrologique National. Ce "machin" pharaonique, qu'ici tout le monde appelle " el PHN " (prononcer Pé-atché-enné), prévoit le transvasement d'un milliard de m 3 d'eau de " leur " fleuve vers des régions prétendument déficitaires, Barcelone et la côte sud du pays. Parmi les manifestants, Ramon Roig, petit patron d'une pâtisserie industrielle, montre au service d'ordre -pléthorique et sur les dents- un carton d'invitation officiel au raout de l'élu. Mais pas question d'entrer avec ce satané tee-shirt ! " Ces gens sont fort sympathiques, mais ils se trompent ", balaie Jordi Pujol, quand on arrive à le coincer entre deux portes. Avec l'aplomb du tribun qui ne souffre aucune contestation, il lâche : " Le PHN est la seule manière de sauver l'Ebre. Et puis, de toutes façons, la loi est maintenant votée. " Une petite tape sur l'épaule. Un sourire mi-charmeur, mi-narquois. Fin de l'interview. Le vieux cacique montrera la même maestria en quittant les lieux : à peine un regard vers les protestataires contenus derrière des barrières par la Guardia Civil, et il s'engouffre dans sa limousine qui démarre en trombe encadrée par les gyrophares. Bronca sur les trottoirs…

Les riverains de l'Ebre en ont assez. Assez de cette démocratie aux relents franquistes qui ignore la concertation. Assez du mépris des lobbies du béton, du tourisme et de l'agriculture intensive du Sud. Assez de voir leur delta -deuxième zone humide de l'Ouest méditerranéen après la Camargue, classé par l'Unesco et l'Union Européenne comme zone spéciale de reproduction des oiseaux- exécuté d'un trait de plume par le gouvernement de Madrid. Dés l'annonce du PHN, le 5 septembre 2000, des milliers d'habitants des terres de l'Ebre se regroupent dans "la Plate-forme", un mouvement social sans chefs ni statuts, mais pas sans initiatives. Ils sont 20 000 à défiler dés le lendemain à Amposta, une petite ville du delta. À toutes les fenêtres, des banderoles avec "el nudo", le nœud dans le tuyau, flottent au vent. La révolte remonte le fil de l'eau, gagne l'Aragon, les hauts plateaux de l'intérieur, jusqu'aux Pyrénées. 300 000 manifestants se retrouvent à Saragosse à l'automne, 200 000 en février à Barcelone, 400 000 à Madrid. Sans manquer toutes les petites occasions, comme aujourd'hui à Moro del Ebro, de venir agiter "el nudo" sous le nez des édiles...
" Le plan hydrologique espagnol prévoit la construction de 863 infrastructures, des grands barrages, des canalisations de rivières, des milliers de kilomètres de tuyaux, explique Jose Maria Franquet, ingénieur agronome et adjoint au maire de Tortosa, la grande ville à l'entrée du delta. Ce vieux militant du Parti Populaire de Jose Maria Aznar a déchiré sa carte quand il a découvert le pot au rose : le détournement pur et simple de 15 % du volume de l'Ebre. Quand on sait que la rivière a déjà perdu la moitié de sa puissance en 40 ans à cause des irrigations massives et de l'alimentation des villes qu'elle traverse, on mesure le danger écologique et social d'un tel délire. "
On le mesure très nettement dans le delta, justement. Cerné à l'Ouest par de hautes montagnes, ce vaste territoire aussi plat que le dos d'une main affleure à peine du niveau de la mer. Sous le ciel immense zébré par le vol de martinets chahuteurs, des centaines de kilomètres de canaux patiemment creusés au fil des siècles irriguent des rizières, à perte de vue. Seules ponctuations verticales, quelques villages, et ici et là sur de petites relevée de terre qui séparent les parcelles, un eucalyptus ou un palmier solitaire. Ici, c'est le royaume des oiseaux. Plus de 350 espèces cohabitent, flamants, aigrettes, butors, canards... " Gbeeck ! Gbeeck ! " Des cris aigus vrillent soudain la moiteur immobile des marais. Un couple de volatiles noir et blanc, des échasses, long bec et pattes rouges, quittent bruyamment un bouquet de roseaux ; un héron pourpre au vol lourd s'éloigne, nonchalant : qui vient donc déranger leur quiétude dans ce bout du monde où la terre et l'onde semblent se confondre ? Au lieu-dit "la puntera del Galaxto", les eaux de l'Ebre se noient dans la Méditerranée. Mollement. Comme un ultime abandon. Après 950 kilomètres au travers de la péninsule Ibérique à qui il a donné son nom, le plus grand fleuve d'Espagne n'en peut plus. Sebastian Torres, le maire de la petite commune de Sant Jaume, au cœur du delta, donne un coup de menton vers la Grande Bleue : " Vous voyez le petit caillou là-bas au loin. Il est à trois kilomètres. Quand j'étais gamin, dans les années cinquante, c'est là que se dressait le phare, sauf qu'il était au bord de la plage ! " D'année en année, le delta fond comme neige au soleil. " … Sauf que le soleil n'y est pour rien, soupire l'homme, et la folie des hommes pour tout. " En effet, si la terre se dérobe, c'est que le fleuve n'apporte plus assez de sédiments : en 1960, l'Ebre charriait jusqu'ici plus de vingt millions de tonnes d'alluvions, il n'en draine aujourd'hui péniblement que deux millions. Responsables : les barrages, plus de soixante-dix barrages sur son cours et ceux de ses affluents, retiennent 90 % des particules solides. " Et le PHN en prévoit trente supplémentaires ! s'énerve Sebastian : Ils veulent donc nous éliminer ? ! "
" Hombre, on ne se laissera pas faire ! " Les mains sur les hanches, Gloria relève fièrement la tête. Avec son mari Josep, ils ont aménagé des chambres d'hôtes dans la maison familiale, et exploitent encore quelques arpents de riz. " Quand mes parents ont acheté cette terre, en 1956, ce n'était que des marais infestés de moustiques. Des mois entiers avec de l'eau jusque-là (le doigt à mi-mollet), on a charrié des mètres cube de gadoue, construit des digues, creusé des canaux, aplani le terrain, et à la main encore ! Et maintenant, on devrait se laisser submerger par la mer sans rien dire ? " Manifestement, trop sûr de sa puissance, le gouvernement avait oublié une donnée que Polet, un pêcheur aux allures de brigands qui pousse nonchalamment sa barque à fond plat dans l'eau saumâtre, rappelle avec un sourire carnassier : " Les gens du delta ont le sang chaud : dans ces terres insalubres, les fuyards, les parias et les pilleurs d'épaves ont toujours trouvé refuge. Moi-même, j'ai des ancêtres Arabes qui s'étaient planqués ici du temps de la Reconquista. Alors, le pouvoir... " Geste éloquent à l'appui.

Pourtant, à Madrid, ils pensaient avoir bétonné leur projet. Comme toutes les études commandées aux plus éminents spécialistes étaient défavorables, elles ont été dissimulées aux Parlementaires à qui des "experts" aux ordres ont loué le bien fondé de ces superbes infrastructures. Dans ses vastes bureaux climatisés, Joaquim Fabra Homedes, le patron du Consortium pour la protection intégrale du delta de l'Ebre (PIDE), une officine para-étatique, parle ainsi doctement de " débit écologique moyen ", de " régulation scientifique " et vante ces nouveaux barrages qui permettront " un volume constant de 100 m 3 par seconde tous les jours de l'année. " Pedro Arrojo, professeur à l'université de Saragosse et co-auteur d'une des études écartées, lève les bras au ciel : " Contrairement à ce que croient ces messieurs cravatés, un cours d'eau, ce n'est pas un canal qui transporte du H20, c'est un organisme vivant qui a besoin de variations pour survivre. Les crues de l'hiver sont indispensables pour nettoyer le fond, pousser les remontées d'eau de mer, apporter des sédiments, charrier des nutriments qui fertilisent les eaux côtières. Les pêcheurs de Méditerranée orientale ont vu les sardines disparaître après la construction du barrage d'Assouan ; on observe le même phénomène chez nous. Mais les plages de la côte, de Barcelone jusqu'à Valence, sont aussi affectées : leur sable ne vient pas de la mer, mais des fleuves, et l'État dépense des millions pour en rajouter chaque année... " Si Pedro Arrojo peut encore parler, il ne peut plus aujourd'hui trouver de tribune où s'exprimer librement dans cette Espagne verrouillée par un parti qui possède la majorité absolue et des bons amis bien placés. " Je collaborais régulièrement avec le quotidien de gauche "El Pais", soupire-t-il. Mes derniers articles sur le PHN ne sont jamais parus. On m'a gentiment fait comprendre que certains actionnaires, géants du BTP, voyaient d'un sale œil mes propos… "

Par son gigantisme, son opacité, son arrogance, le PHN révèle bien des turpitudes liées à la géographie et à l'histoire politique du pays. Il est vrai que l'Espagne, arrosée au nord, semi-aride au sud, connaît des problèmes d'eau. En 1870, l'ingénieur Aragonais Joaquim Costa fut le premier à imaginer de la prendre là où il y en avait pour l'emmener là où il n'y en avait pas. Sur cette lancée, Franco s'en donna à cœur joie, et fit de l'Espagne le pays où l'on compte le plus de barrages par tête d'habitant. Pas moins de 1300 ouvrages dont certains ne servent à rien, car il n'y a pas d'eau pour les remplir : " Le généralissime adorait couper les rubans au son des flonflons ", se moque Pedro Arrojo. Cependant, l'hydroélectricité apportait l'énergie nécessaire au développement du pays et l'irrigation garantissait son autosuffisance alimentaire.
" Aujourd'hui, à l'échelle mondiale, est-ce bien raisonnable de détourner à grands frais des cours d'eau pour faire pousser du maïs -forcément déficitaire- sur les plateaux semi-arides de la Manche ?, interroge Manolo Tomas, le porte-parole de la Plate-forme. Pire, est-il acceptable d'arroser, dans tous les sens du terme, les industriels de l'agriculture intensive de la côte du Levant, qui gagnent déjà des millions à surproduire des fraises et des melons sous des tunnels en plastique où s'échinent, pour trois pesetas, des immigrés sans papier ? " Car, évidemment, cette politique de grands travaux a un coût. Pharamineux. Sans même compter les infrastructures, l'Eau de l'Ebre, quand elle arrivera à Murcie ou Almeria, après avoir été pompée et re-pompée pour passer les montagnes, reviendra à un euro le m 3. " Le gouvernement assure qu'il ne la facturera pas plus de 0,3 euro aux agriculteurs. Qui paiera la différence, si ce n'est le contribuable espagnol … ou européen ? "

Ce n'est pas innocemment que Manolo Tomas évoque Bruxelles. Les activistes de la Plate-forme ont compris que le salut ne pouvait venir que de là-bas. En effet, Madrid louche sur l'argent de l'Union Européenne pour financer 30 % des 23,5 milliards d'euros que devraient coûter le PHN. C'est donc à Bruxelles, sous les fenêtres du Commissaire Michel Barnier, grand argentier des "fonds structurels" destinés au développement des régions défavorisées et homme plutôt attentif aux questions environnementales, que 15 000 Catalans et Aragonais sont venus défendre la cause de leur fleuve en septembre dernier. Et présenter des solutions alternatives. " En s'appuyant sur une gestion durable de la ressource, on pourrait largement récupérer le milliard de m 3 d'eau qu'ils prétendent transvaser. Et pour deux fois moins cher ! explique Maria-Jesus, dentiste dans le civil qui comme tout bon activiste de la Plate-forme connaît les méandres des réglementations européennes sur le bout des doigts. Rien qu'à Tortosa, et les chiffres sont comparables dans toutes les villes, près de 40 % de l'eau potable se perd dans les fuites des canalisations. " L'agriculture pourrait aussi repenser ses méthodes : " Aujourd'hui, l'irrigation fonctionne encore majoritairement avec des canaux à ciel ouvert et des systèmes d'arrosage par immersion des cultures, sources d'une évaporation considérable, continue-t-elle. Les goutte-à-goutte utilisés en Israël s'avèrent beaucoup moins gourmands. " Mais le PHN dissimule, derrière ces alibis agricoles, d'autres ambitions, comme le rappelle Pedro Arrojo : " Faut-il encore densifier l'urbanisation sur la côte, surtout dans le Sud où il n'y a pas d'eau, pour attirer toujours plus de touristes, qui veulent toujours plus de douches en revenant de la plage, de piscines dans leurs jardins, et de terrains de golf à proximité ? "

Toutes ces considérations effleurent à peine Frederico, le passeur du bac de Miravet, un petit village dans la montagne à trente kilomètres en amont de Tortosa. Il jette un œil désespéré sur sa rivière, son gagne-pain : " Regardez, on voit le fond, l'eau est trop claire, et il n'y en a plus assez. Déjà, la plupart des poissons ont disparu. Bientôt, ce sera mon tour. Mais qui se soucie du passeur de Miravet ? "


Luc Le Chatelier

Pour en savoir plus : www.ern.org

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